Qu'est-ce qu'un pays ?
Comme toujours, en cas de détresse, j'ouvre mon fidèle compagnon. Un Robert de mai 1993, numéro d'impression 40415P (j'aime bien connaître les dates de naissance des gens qui me sont proches : ils acquièrent ainsi pour moi une réalité et une fragilité, qui me font les apprécier davantage). Dans mon amitié pour le gros livre, j'ai des rivaux : les termites. Semaine après semaine, ils forent et rongent. Je ne résiste pas comme il faudrait. Un scrupule d'enseignante m'en empêche. Comment interdire aux insectes la découverte du langage ? Ma faiblesse a des conséquences : certains mots ont déjà disparu, remplacés par des vides dentelés. Par chance, celui que je cherche demeure intact, bien calé entre « payeur » et « paysage ».
« Pays – apparu vers 1360, dérivé du latin pagensis, habitant d'un pagus, bourg ou canton. Territoire habité par une collectivité et constituant une réalité géographique dénommée. »
Définition des plus utiles. D'autant que la question suivante (n° 7) de votre formulaire traite de la nationalité. Entre pays et nation, où passe la frontière ?
Le très charmant Benoît, particulièrement mignon aujourd'hui dans sa chemise bleu pâle à pointes de col boutonnées, lève les mains et m'agite sous le nez ses paumes roses.
— Je vous arrête tout de suite, madame Bâ ! Vous ne rédigez pas une thèse. Je lirai plus tard, et avec intérêt, un grand ouvrage de vous sur le concept d'identité au sud du Sahara. Pour l'instant, vous remplissez une demande de visa. S'il vous plaît, revenez sur terre !
— Avouez que le 13-0021 est un bien étrange document. Il se renseigne avec insistance sur mon pays. Et pas la moindre curiosité sur mes parents.
— S'il vous plaît, madame Bâ. J'ai déjà un peu de mal à vous suivre. Ne mélangez pas tout.
— Parce que, pour vous, votre père n'a pas été un pays ? Vous n'avez pas plongé vos premières racines dans sa tendresse, vous ne vous êtes pas nourri de ses histoires, vous ne l'avez pas senti vous faire cadeau de couleurs, de perspectives, d'animaux, d'horizons, de levers du jour, puis de mots pour raconter tout ça ? Et votre mère ? Vous n'avez jamais couru vous réfugier dans ses bras quand un danger ou quelque ennemi vous menaçaient ? Elle ne vous a jamais rien murmuré à l'oreille, si bas qu'on aurait dit le silence et pourtant vous compreniez tout ? Vous ne vous sentez pas lié à elle par des liens que rien ne pourra rompre, surtout pas la mort ? Je vous plains, maître Fabiani.
— Vous avez raison, madame Bâ.
— Combien de pays un être humain a-t-il en lui, de vrais pays au sens du dictionnaire : « territoire habité », « réalités dénommées » ? Deux, trois, cinq ? Est-ce ma faute si la vie est riche ? Ou le formulaire français ne sert à rien, ou il devrait en tenir compte.
Mon joli conseil rend les armes. Il téléphone à sa redoutable (annulez les rendez-vous, oui, toute la matinée, peut-être même la journée, le problème est plus complexe que nous ne le pensions, merci, Roxane), saisit son stylo, ouvre le grand bloc quadrillé où, façonnés par ses longs doigts manucurés, mes mots vont bientôt s'aligner. Il relève la tête. Me sourit.
— Je vous écoute, madame Bâ.